De Shandur aux vallées Kalash
Arpenter une montagne, de longues heures durant, dans le vent glacial — voilà comment s’échapper du monde.
Par Syed Mehdi Bukhari
« La nature est une sphère infinie, dont le centre est partout, la circonférence nulle part, » selon une formule restée célèbre du physicien Blaise Pascal.
Voyager est le meilleur moyen de chasser les idées noires, de se défaire de cette sensation d’étouffement qui colle à la peau, voyager vers des montagnes reculées, avec pour seuls compagnons les arbres, la roche, la neige et l’odeur des feuilles humides emplissant l’air. Là où règne une solitude infinie, rythmée par le son de la respiration. Dans une vallée qui s’illumine à la nuit tombée.
Qu’importe si une brume claire barre la vue, ou si l’horizon tout entier se drape de couleurs chaudes. Le monochrome suffit à ceux qui cherchent un peu de répit.
Apercevoir du sommet la circulation au loin dans la vallée, sous l’effet du vent glacial, puis reprendre le long chemin sinueux, voilà comment s’échapper du monde. En revenant, on porte sur son environnement, son travail, sa société un regard neuf, plein d’espoir ; l’espoir que les choses changent un jour. L’espoir qui est le sel de la vie.
Quoi qu’il arrive, il restera toujours l’évasion, l’obscurité chaleureuse des pentes enneigées, où l’on entend l’écho de sa propre voix et où le croassement des corbeaux sonne comme le chant du coucou koël.
Si l’appel de la nature m’a amené à voyager beaucoup, c’est à Ghizer que j’ai vu pour la première fois la circonférence de cette sphère infinie.
J’ai été témoin d’innombrables scènes de ce genre, au Pakistan et ailleurs. Quand je me les repasse en mémoire, couleurs et arômes me transportent. Parmi ces souvenirs, les plus sensuels sont liés à Ghizer.
Je porterai toujours les parfums mystérieux du Deosaï près du cœur. Surtout l’odeur musquée de Ghizer, et les effluves du sol après les premières pluies. J’ai pour coutume de respirer profondément l’air chaque fois que j’y vais. Après avoir quitté la paisible vallée de Phander par un de ces midis pluvieux, je traverse les localités de Ghizer, Teru, Gulaghmuli, et Langer jusqu’au col de Shandur, et au-delà vers les vallées Kalash du Chitral.
La pluie s’arrête un instant, et je sors mon appareil pour prendre quelques photos le long de la fidèle rivière Ghizer. Le soleil se couche à Teru, laissant place à la nuit.
Les oiseaux se blottissent dans leur nid, tandis que la vallée bruisse encore, les hommes reviennent des champs, les enfants jouent dans les rues, les jeunes sont occupés à discuter ; chacun rentre maintenant dans ses pénates sous le ciel gris. Même la rivière semble plus calme, lasse de ses innombrables remous.
La nuit tombe. L’éclat orangé du soleil couchant donne aux peupliers et à leurs feuilles jaunissantes l’allure d’une ribambelle d’allumettes enflammées. Les derniers rayons dansent encore sur les sommets du col de Shandur, et les pics de l’Hindu Kush se parent d’une teinte rouge métallique.
En route vers le Shandur, je pense aux gens que j’ai laissés derrière moi au Gilgit-Baltistan, et à ces paysages à couper le souffle ! Certains soirs, je me remémore non sans un pincement au cœur ces souvenirs, qui sont pour moi comme une madeleine de Proust.
J’entre dans Gulaghmuli, laissant Teru dans le rétroviseur. Les enfants ont déserté les rues de ce village, enveloppé par la triste nuit, et restent à la maison. J’aperçois au loin le bâtiment de l’école primaire publique de Gulaghmuli. Lors de mon dernier passage, le printemps était revenu à Hunza, et avec lui les cerisiers en fleurs. Je m’étais rendu à Ghizer depuis la vallée de Hunza à la mi-avril, dans l’idée de traverser le col de Shandur. La neige en avait décidé autrement.
En chemin, j’avais vu cette école pour enfants. Il faisait un froid extrême. Des vents glacials venus des montagnes enneigées voisines soufflaient dans la vallée. Le drapeau national flottait dans la cour tandis que les petits étaient assis par terre, sages comme des images, avides de connaissances. Un enseignant a demandé aux enfants de réciter l’hymne national.
J’avais les yeux rivés sur cette petite fille particulièrement timide, et son regard bleu teinté d’innocence. Pendant qu’elle déclamait l’hymne national, elle criait plus fort que les autres le vers « Kishwar-e-Haseen Shadbaad » (Heureux soit le royaume généreux), et tous les élèves éclataient de rire. Voir les enfants heureux à l’école, malgré toutes les difficultés, me mettait du baume au cœur.
Par la suite, je n’ai pas oublié cette petite fille au visage empreint d’humanité. Quelque temps plus tard, je suis repassé par la vallée, et je me suis arrêté à l’école avec des cadeaux pour les enfants. La petite fille était absente ce jour-là. Comme je ne connaissais pas son prénom, j’ai demandé : « Où est Kishwar-e-Haseen Shadbaad ? »
Je laisse derrière Gulaghmuli, l’école et les souvenirs de ces enfants. En arrivant au tournant de la route près de Langer, je découvre la rivière Ghizer qui s’étend dans la vallée devant moi. En hiver, j’ai vu des centaines de yaks paître en contrebas depuis ces hauteurs. Les montagnes étaient alors entièrement recouvertes de neige et les yaks ressemblaient à de minuscules points en mouvement. La vallée était silencieuse ce jour-là. Elle l’est encore aujourd’hui, à la faveur de la nuit. J’emprunte un pont sur un ruisseau montagneux, tandis que le reflet du ciel rouge vif danse dans l’eau.
Au coucher du soleil, je peux voir la pleine lune, dont l’aura fascine la perdrix choukar et le voyageur. Une petite caravane de nomades passe, l’un de ses membres me fait des signes de la main. Je les regarde jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans l’obscurité. Le col de Shandur se rapproche, et très bientôt la route commencera à grimper abruptement. En ce début de novembre, il fait de plus en plus froid à mesure que les heures passent, tout comme l’eau jaillit avec plus d’abondance ; j’allume les phares de la jeep.
La nuit est déjà bien avancée lorsque j’arrive en haut du col de Shandur. L’avant-poste militaire est plongé dans l’obscurité. Devant se trouve un hôtel, sur le flanc de la montagne. Les bus s’y arrêtent, les touristes se reposent un moment, se rafraîchissent et reprennent leur voyage. Un vieil hôtelier apparaît, vêtu d’un long manteau et d’une écharpe, il a des airs de gangster du cinéma hollywoodien.
La chambre est cosy, il fait chaud. Le vieil homme raconte des histoires jusqu’à tard dans la nuit. Je ne sais plus à quel moment je m’endors. Je me réveille au petit matin pour photographier le lac. La température est négative et le soleil se lève très lentement. En passant devant le terrain de polo de Shandur, je me souviens des beaux jours où je venais ici pour assister au festival de polo.
Le festival de polo de Shandur se tient chaque année du 7 au 9 juillet sur le plus haut terrain de polo du monde, à 3 700 mètres d’altitude. Les hommes forts de la région jouent ici depuis longtemps, malgré le faible taux d’oxygène qui rend la respiration difficile. Les matchs opposent les équipes de polo du Gilgit-Baltistan et du Chitral, et l’équipe gagnante fait la fête pendant toute une semaine.
Si les chevaux sont élevés et entraînés pour le polo à cette altitude, il arrive parfois qu’ils meurent pendant les matchs. Jouer à 3 700 mètres, cela n’a rien d’ordinaire. Lorsque je suis arrivé à Shandur pour assister à un match de polo, l’air était rempli de poussière. Le festival ressemblait à n’importe quel autre festival — avec ses rangées de tentes, ses étals, ses générateurs vrombissants et les clameurs de la foule qui résonnaient au loin.
Certains habitants du Gilgit-Baltistan et du Chitral viennent de loin pour voir les matchs. Ces gens ont traversé les plus rudes hivers, à l’écart du monde. Pendant des siècles, ils ont transmis les traditions de ces régions reculées, vivant frugalement, sans éducation ni services de santé adéquats. Pendant des siècles, ils ont joué au polo.
Avec le temps, les choses ont changé. L’éducation est désormais plus accessible et le taux d’alphabétisation est en forte hausse. Le niveau de vie s’est également amélioré.
En parallèle, un travail de sensibilisation est mené auprès de la population.
En ce moment, le terrain de polo est désert et une faible lumière bleue plane sur l’horizon. Revoir le terrain sous ce jour azuré me déprime. Avoir connu un endroit plein de vie et le voir ainsi morne est une triste expérience.
Le soleil se lève derrière les montagnes et ses rayons chatoyants caressent le lac de Shandur. L’eau gelée sur la rive commence à fondre progressivement.
L’astre est maintenant haut dans le ciel. Monfront réchauffé, je sens l’humidité sur mon visage. La rosée qui avait gelé sur ma peau est en train de fondre. Tout à coup, une vague du lac éclabousse mes chaussures. Cela faisait très longtemps que j’attendais ce matin à Shandur.
Je quitte le col de Shandur par une pente raide. Mes oreilles bourdonnent à cause de la pression. Inconscient de ma situation, mon chauffeur continue de me parler, en vain. Bientôt, nous nous trouvons dans la vallée de Sorlaspur. Lorsque nous entrons dans la ville de Boni, j’ai l’impression que ma colonne vertébrale s’est brisée en mille morceaux ; la route est irrégulière, pleine de trous et de bosses. Au moment d’atteindre Chitral depuis Mastuj, l’obscurité recouvre déjà les montagnes. Je décide de passer la nuit à Chitral, éreinté par ce voyage difficile.
Situé dans les montagnes de l’Hindu Kush, Chitral était connu sous le nom de Riyasat Chitral, ou État de Chitral, au moment de la création du Pakistan. Cet État faisait auparavant partie du Raj britannique, et comprenait les vallées de Chitral et le district de Ghizer. Un représentant du Raj britannique régnait sur la région, tandis que le « Mihtar » (souverain) de Chitral était chargé des affaires internes. Chitral a été le premier État à rejoindre le Pakistan après l’indépendance. Le lendemain matin, je me rends dans la vallée Kalash de Bamburet.
Ici, les gens sont connus pour leurs robes traditionnelles noires ornementales et leur système de croyances qui a donné à cet endroit le nom de « Kafiristan » (terre des infidèles). Les habitants de la région se considèrent comme les descendants des colons grecs et d’Alexandre le Grand. En chemin, je discerne la vallée d’Ayun et le feuillage vert sur les pentes de la montagne.
Le chemin le long de la rivière Kalash est cahoteux. Après un trajet de deux heures, j’arrive à Bamburet, la principale vallée Kalash, aux côtés de Rumbur et de Birir. Le peuple Kalash a réussi à conserver un ensemble unique de rituels et de festivals.
À Bamburet, le vert des champs de maïs se détache sur l’horizon. Des femmes et des jeunes filles Kalash, parées de leurs tenues noires traditionnelles, sont assises en petits groupes sous des arbres. De jeunes hommes et des aînés se promènent, s’assoient près des échoppes. Il n’est pas nécessaire de marcher très loin pour trouver de l’ombre. Le silence et la sérénité de la vallée vous font tout oublier; la seule chose à craindre ici, ce sont les montagnes noires au-delà des champs.
Je passe toute la journée à arpenter les rues de Bamburet. Les maisons à deux et trois étages sont construites dans un style ancien. On peut voir à certaines fenêtres des filles portant des colliers bleus et des chapeaux colorés ; elles se mettent à rire quand elles me voient, mais disparaissent dès que je me tourne pour les regarder. Je vois des hommes et des femmes portant des fagots sur la tête. Des enfants me demandent « Esh pata ». Je ne sais pas quoi répondre, jusqu’à ce que quelqu’un m’explique que cela veut dire : « Comment vas-tu ? »
La journée touche à sa fin. L’eau coule plus clairement que jamais. Les rues se vident à mesure que les heures passent. Je suis assis à côté de la rivière, contemplant mon visage dans son eau claire. J’ai attrapé un coup de soleil. Alors que la nuit approche à Bamburet, je reste assis à l’ombre d’un arbre. Le vent frais de la montagne joue avec mes cheveux et rafraîchit mon âme.
*L’auteur est professeur au département des arts créatifs de l’université de Lahore, voyageur, poète, photographe et écrivain par passion.